© Fabienne Rappeneau

Le monde : Dans la niche de trois « Deschiens » sans paroles

par Fabienne Darge publié le 14/02/2019

Pierre Guillois met en scène « Bigre », un « mélo burlesque », insolite et bienvenu, au Théâtre du Rond-Point.

« Un petit chez-soi vaut mieux qu’un grand chez les autres », dit le dicton. Mais quand le chez-soi est vraiment trop petit, cela revient à vivre chez les autres… C’est à pleurer, mais l’auteur, metteur en scène et acteur Pierre Guillois préfère en rire, avec ses deux comparses, Agathe L’Huillier et Olivier Martin-Salvan. L’objet, pas tout à fait identifié, s’appelle Bigre (mélo burlesque), il fait la joie du public du Théâtre du Rond-Point, à Paris, où il est tout à fait bienvenu, en cette période de fêtes. Car Dieu sait qu’il est drôle, ce Bigre bourré de gags inventifs. Mais le rire qu’il suscite est d’une qualité particulière : il s’accompagne d’une émotion qui ne s’efface pas, une fois sorti du théâtre, une fois rendu à l’agitation des Champs-Elysées et à celle du marché de Noël, tant le spectacle, à sa manière, parle avec justesse de la solitude et de la misère sociale.

Trois antihéros Des trois antihéros du spectacle, on découvre d’abord leur « lieu de vie », comme on dit aujourd’hui : trois chambres de bonne minuscules, en enfilade. Dans la première vit une sorte de geek qui a l’apparence, disons généreuse, d’Olivier Martin-Salvan, et qui a transformé cette espèce d’espace en une cabine aseptisée et technologique digne de celle du vaisseau spatial de 2001, l’Odyssée de l’espace, avec toilettes escamotables et lit immaculé.

Quand il rentre dans sa chambre, notre premier héros passe sur ses semelles un petit aspirateur de poche, pour ne pas laisser pénétrer la moindre souillure extérieure. Par un contraste essentiel au burlesque, le deuxième habitant, que joue Pierre Guillois lui-même, est aussi maigre que le premier est opulent, et sa chambre est aussi encombrée que celle du premier est vide : remplie de ce capharnaüm des petites gens qui ne jettent rien, et accumulent tout un bric-à-brac d’objets rouillés et déglingués.

Lui dort dans un hamac, au-dessus de tout ce fatras. La troisième habitante, jouée donc par Agathe L’Huillier, est une jeune femme qui a transformé ses quelques mètres carrés en un boudoir rose bonbon, dans lequel elle s’essaie, avec un bonheur inégal, à diverses médecines (plus ou moins) douces, dont celles qui font du bien aux messieurs. Elle abuse du fard à paupières bleu turquoise et peut-être d’autres substances, comme la gentillesse, une drogue dure qui ne lui fait pas vraiment du bien. Jusqu’à la fin du spectacle, on se demandera où elle dort.

De temps en temps, elle disparaît dans le mystérieux placard au fond de sa chambre, où l’on imagine que, peut-être, elle dort debout. Dans Bigre, la vie est un parcours du combattant, pour assurer ses fonctions essentielles : dormir, manger, se laver et… s’aimer, ce qui suscite évidemment moult situations burlesques, mais qui, en même temps, vous serrent cœur. Il y a quelque chose dans ce spectacle qui rappelle les défunts Deschiens, mais avec une empathie plus grande encore et une sorte de rage sourde pour le sort que subissent des millions d’individus privés d’une vie simplement normale. Au fait : tout ça a lieu sans prononcer un mot. Ce sont les corps, ici, les objets, les sons, qui racontent l’existence de ces personnages « stupéfaits par l’ingratitude du destin », et rendent cette existence d’autant plus émouvante. Comme si les mots avaient déjà trop servi, pour dénoncer sans effets. Et comme ces corps appartiennent à trois formidables acteurs, ce « mélo burlesque » qu’est Bigre porte on ne peut mieux son sous-titre.

Fabienne Darge